« L’Uber Conservatoire », c’est pour quand ?

Culture métier

Entrée dans le Larousse 2017, « l’uberisation » de la société est un phénomène bien actuel. Ce courant consiste à « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies » une situation installée dans une forme de modèle. Agité comme un chiffon rouge par certain, vanté comme une révolution nécessaire par d’autres, le phénomène ne peut être nié car il touche de nombreux pans de la société. La culture, l’enseignement artistique peuvent-ils être concernés par ce phénomène ? Est-ce une mode qui passera ou une réelle libéralisation inévitable ?

Marika Frenette[1], pendant la préparation des forums organisés par Conservatoires de France en 2015 et 2016  » Affranchissons-nous d’un modèle obsolète et traçons de nouvelles voies » nous interrogeait souvent sur cette situation : « Imaginez demain, l’avènement d’un « Uber-conservatoire », un modèle économique viable, de nouvelles technologies qui se développent, qu’aurez-vous fait pour anticiper ou préparer cette arrivée sans subir une situation que vous n’aurez pas souhaitée ? » Elle nous poussait dans nos retranchements pour dépasser nos propres limites et en pleine crise des taxis vs Uber, cette interpellation résonnait particulièrement.

A l’issue de cette journée organisée par le CNFPT Auvergne Rhône Alpe et le CEFEDEM de la même région le 2 juin dernier[2], sous l’impulsion des collègues de l’ADICARA[3] et de CREEAI[4], un certain nombre de choses me laissent à penser que « l’Uber conservatoire » est à notre porte, qu’il est d’un point de vue technologique suffisamment avancé, d’un point de vue sociétal en adéquation avec une certaine approche consumériste et accessible d’une économie de service et d’un point de vue éthique, en phase avec un balayage des fondements et des valeurs que nous portons.

Cette journée abordait la question sous différents angles. Tout d’abord, d’un point de vue philosophique autour la place de la culture numérique dans la société actuelle et dont Emmanuel Verges[5] nous rappelait la nécessité d’imaginer comment faire œuvre avec nos publics suite à l’avènement de ces technologies numériques. S’ensuivait une intervention de Marie-Aline Bayon qui partageait avec les participants une partie de son travail tout fraîchement édité[6], en imaginant l’organisation d’un établissement d’enseignement artistique dont les activités seraient articulées entre du temps de présentiel et de l’enseignement en ligne. C’est une forme de modèle qui interroge à la fois l’organisation pédagogique des établissements (travail par équipe d’enseignants avec un référent nouvelles technologies, modification de l’organisation d’une semaine, intégration du temps de préparation dans l’emploi du temps hebdomadaire…) et la façon de maintenir un lien avec les élèves durant la semaine.

Cette intervention interrogeait plus la question de l’organisation pédagogique de nos établissements et la nécessaire réflexion de l’intégration des technologies en s’appuyant sur notre modèle actuel de transmission. L’approche est pertinente car telle est bien la question qui se pose : comment ces technologies nous permettent-elles de faire bouger les lignes de nos approches pédagogiques (statuts, formation, hétérogénéité des parcours dans les établissements…)? Terminant sur une proposition d’intégration dans un futur SNOP d’un plan pour la culture numérique dans nos établissements, Marie-Aline Bayon soulève là une question qui reste inexistante dans nos schémas. Conservatoires de France souhaite proposer des éléments permettant d’alimenter ce débat.

Enfin, cette matinée s’est conclue par l’intervention de Louis Gilles, directeur d’une école associative dans le Gard et fondateur d’un site en ligne se revendiquant comme étant « la première école de musique en ligne ». Le principe est simple : un panel d’enseignants à la carte, un planning en ligne, une webcam, un module intégrant la possibilité de voir les partitions en ligne et le tour est joué. On achète un nombre de cours et on travail à distance. 300 élèves ont sollicité ce service depuis le mois de janvier. Les enseignants sont rémunérés à l’heure de cours effectuée comme des travailleurs indépendants. Nous y sommes, « l’Uber conservatoire » existe !

« Rien à voir avec ce que nous faisons » réagira la salle, donc, cela peut exister. Effectivement, nous avons là une offre de cours particuliers en ligne qui ne correspond en rien à des parcours artistiques, un travail collectif, une pédagogie qui sort de l’imitation, de la reproduction d’un modèle vécu, d’une mise en œuvre de partenariats de territoire comme nous le défendons dans nos établissements. Donc merci, bonne continuation…

Mais je m’interroge…

Comment, pour une personne peu au fait des spécificités de nos établissements et de ce que nous nous efforçons d’y cultiver, faire la différence entre cette offre de cours de musique en ligne et des cours de musique proposés dans l’école de musique ou le conservatoire local ? Comment déceler qu’il s’agit là d’un fonctionnement pédagogique stéréotypé, derrière l’écran de fumée des nouvelles technologies ? Comment faire comprendre que cette démarche ne se substitue pas à l’approche sensible d’une pratique artistique ? Sans vouloir être alarmiste, il faut rapidement s’emparer de ces questions, car la frontière peut paraître mince.

D’ailleurs Louis Gilles ne s’est pas trompé, il vient « vendre » la technologie pour permettre aux conservatoires d’avoir une plate-forme qui permet d’entretenir le lien à distance avec nos élèves et son offre de cours en ligne est, selon lui, complémentaire avec la nôtre, donc pas de problème ! Certes, cela répond sans doute à l’attente d’un certain public qui préfèrera consommer des cours avec un « vrai » prof virtuel plutôt que de suivre des « tutos » ou des vidéos sur Youtube.

Il y a tout de même là une problématique qu’il ne faut pas nier pour ne pas laisser la possibilité à certains pouvoirs publics de s’engouffrer dans cette solution de facilité car rappelons-le, l’enseignement artistique public est financé à 80 % par les collectivités territoriales. L’actualité quotidienne et le témoignage de nombreux collègues nous montrent que la raréfaction de l’argent public et la démultiplication des compétences reposant sur les collectivités rend cette situation tendue. Alors là, une offre en ligne qui ne coûte rien aux collectivités, l’aubaine est trop belle…

Comment donc prendre en compte cette donnée dans notre quotidien ?

Tout d’abord, en s’informant, en essayant de comprendre en échangeant sur le sujet. Il est important que les responsables d’établissements soient rapidement sensibilisés à cette question pour rester connecté au monde qui nous entoure et pour prendre cette dimension en compte. Au-delà de l’aspect technologique se pose la question du maintien de liens avec nos publics.

Ensuite en intégrant cette dimension dans la formation des enseignants et des directeurs d’établissements. La fracture numérique n’est pas générationnelle, elle est culturelle. Cela ne fait pas partie de « notre » environnement, notre histoire, notre vécu. Cela nécessite de s’approprier avec les équipes pédagogiques cette question et de se positionner, sans pour autant tomber dans le tout numérique.

Enfin, en commençant concrètement à imaginer dans la part d’investissement matérielle de nos établissements une partie dédiée aux outils numériques, ou en facilitant l’échange de pratique entre enseignants et en identifiant des ressources dans les établissements (prof référent outils numériques).

Ce débat a le mérite de poser la question du rôle social, éducatif et artistique des conservatoires et de la nécessité de se positionner face à cette réalité. Beaucoup de contenus ne pourront jamais être abordés de façon virtuelle et c’est bien la valeur de ce que nous continuerons à proposer qui continuera à légitimer l’engagement des collectivités dans les établissements.

Conservatoires de France souhaite sensibiliser et activer la sphère numérique pour mobiliser les responsables d’établissements autour de cette question en travaillant, à la fois, sur notre rapport aux nouvelles technologies et leur intégration progressives en ce qu’elles facilitent et font progresser nos métiers, nos pédagogies, nous permettent d’accueillir plus d’élèves, réduisent l’échec dû aux inégalités de milieux culturels et sociaux, etc… et en adaptant nos missions à la sphère publique pour qu’elles demeurent autant que possible, indispensables à la Cité de par leurs valeurs humaines, sociales, éducatives et artistiques. L’enjeu est de ne pas laisser le champ libre aux uber conservatoires pour permettre un enseignement artistique public vivant et connecté… à la réalité !

Mathieu GAUFFRE

Membre du CA de Conservatoires de France

Directeur-adjoint du Conservatoire de Vannes / Presqu’île de Rhuys (56)

[1] Fondatrice de la société Wigwam à Nantes qui nous a accompagnés dans le cadre des forums

[2] « Numérique et évolution des pratiques pédagogiques dans l’enseignement artistique »

[3] Association des Directeurs des Conservatoires Auvergne Rhône-Alpes

[4] Collectif des responsables d’établissements d’enseignement artistique de l’Isère

[5] Ingénieur de formation, Emmanuel Vergès a œuvré pendant 15 ans à la Friche Belle de Mai à Marseille autour des arts numériques.

[6] Marie-Aline BAYON, Révolution numérique et enseignement spécialisé de la musique : quel impact sur les pratiques professionnelles ?, Editions L’Harmattan, Mars 2017.