La démocratisation de l’accès aux pratiques artistiques

Regard

Suite à une sollicitation de l’association des directeurs de conservatoires de Rhône-Alpes (ADICRA) la NACRe (Nouvelle Agence Culturelle Régionale) a mené une étude sur la démocratisation de l’accès aux établissements : il s’agissait d’étudier les effets de six dispositifs imaginés et mis en place par des conservatoires sur la modification de la composition des publics fréquentant ces établissements. Nous proposons ici le rapport complet de cette étude, qui n’a, à notre avis, pas eu la diffusion qu’il mérite. La postface rédigée par Jean-Claude Lartigot, alors directeur de la NACRe, constitue à elle seule une somme de points de vue, de propositions et de pistes de réflexions propre à nourrir nos débats.

Postface de Jean-Claude Lartigot :

« Toi qui chemines, sache qu’il n’y a pas de chemin, il faut juste marcher » Antonio Machado

Le sentiment général qui domine à la lecture de ce rapport, c’est que la démocratisation de l’accès aux enseignements et aux pratiques artistiques est un processus bien réel. Prenant le parti de ne pas commencer la communication des résultats de l’étude par un affinement théorique d’une définition de « la démocratisation », le rapport en donne à comprendre la réalité à travers ce que les acteurs de l’enseignement des pratiques artistiques appellent eux-mêmes « démocratisation » de façons pragmatiques et bien concrètes. L’analyse des 6 actions montre la réalité de cette démocratisation – certes polymorphe – mais bien réelle et coupe l’herbe sous le pied à tous les détracteurs des politiques culturelles menées dans notre pays depuis des décennies. Encore faudrait-il préciser qu’il ne s’agit que de se centrer ici sur l’accès aux enseignements artistiques à partir des écoles spécialisées et conservatoires. Afin de compléter le tableau de la démocratisation de l’accès aux pratiques artistiques, il faut rappeler que bien d’autres activités sont menées dans le même but dans bon nombre de territoires : pour Rhône- Alpes, les interventions de compagnies dans les lycées financées par le Conseil Régional et organisées par le service médiation et nouveaux publics de la Région, les actions menées par la DRAC au titre de l’éducation artistique et culturelle, l’action des musiciens intervenant à l’école, dumistes… ainsi que, bien entendu, les enseignements artistiques des différents cursus de l’Éducation Nationale.

Le rapport note que ces actions profitent d’abord et davantage à ceux qui sont originaires de familles qui ont un capital culturel et scolaire, ou pour le moins une demande exprimée ou implicite dans le secteur artistique. On peut se demander si, dans une société très institutionnalisée comme la nôtre, il peut en être autrement. Il y a fort à parier qu’une part très importante des familles – même les plus éloignées des catégories de populations surreprésentées dans les pratiques culturelles légitimes – ont ou ont eu au moins un membre doté d’un parcours scolaire remarquable ou d’une pratique artistique plus ou moins intense ou permanente. Le mérite du rapport est d’exhumer ces déterminants qui jouent un rôle important, souvent escamoté par les acteurs eux-mêmes.

Il semble pourtant qu’il faudrait se garder de minimiser la portée des effets de démocratisation des 6 actions analysées en s’appuyant sur ce constat : leur action est d’autant plus efficace qu’elles s’adressent à des individus déjà demandeurs ou en attente implicite d’une offre appropriée. Il y a là plutôt une invite à renforcer ces initiatives : tout se passe en effet comme si les actions des institutions chargées de l’éducation générale et spécialisée ne parvenaient pas à réduire les inégalités culturelles et scolaires contre lesquelles la République les a inventées. Il faut donc promouvoir des maillages d’initiatives qui ramènent vers les pratiques artistiques tous ceux qui n’ont pas trouvé de sens aux acquisitions que les institutions scolaires leur ont pourtant enseignées.

Le rapport catégorise les objectifs des actions qu’il décrit et analyse : objectifs sociaux, objectifs scolaires, objectifs artistiques. Cette catégorisation est nécessaire pour rendre intelligibles les analyses et les mises en perspective de ces situations.

Le plus souvent, l’articulation des objectifs artistiques et des objectifs sociaux tournent à l’avantage de ces derniers, révèlent même parfois une opposition entre l’artistique et le social, ce qui inviterait à réduire la portée proprement artistique et culturelle de ces initiatives.

Mais les objets artistiques propres au spectacle vivant existent-ils en dehors des réseaux de relations sociales qui permettent leur création, leur diffusion et leur appropriation ?

Les parcours scolaires spécialisés tels qu’ils sont proposés encore le plus souvent dans les écoles spécialisées et les conservatoires se fondent sur des progressions didactiques qui refoulent le social à la périphérie, à l’extérieur de ce qui s’apparente – et s’intitule d’ailleurs – une leçon ou un cours. Pourtant, plusieurs recherches ont montré que l’évolution de l’apprentissage d’une pratique artistique se réalise en interaction avec le contexte social qui l’environne et qui tend à le piloter.

Ce rapport nous apporte donc aussi cette bonne nouvelle : les enseignants professionnels spécialisés découvrent que pour apprendre une pratique artistique, il faut soumettre l’art, objet des apprentissages, à un travail social. Le grand nombre de coopérations entre acteurs éducatifs spécialisés et sociaux d’institutions différentes, la complémentarité de leurs initiatives, y compris dans un partage inégal des responsabilités, est une des conditions nécessaires à la réussite de ces actions. Au-delà, c’est une refonte complète des pédagogies et des cursus spécialisés que l’on peut entrevoir.

« Ça m’apporte vachement par rapport à l’enseignement au conservatoire. Du coup ça permet de se recentrer quoi. On ne pense plus âge, capacités ou niveau, mais individu quoi de connaître mieux les enfants, quoi. (…) En fait, c’est ça qui m’intéresse beaucoup, c’est de mieux connaître les enfants. J’ai pas envie d’avoir peur de me retrouver devant un groupe d’ados, et donc l’orchestre à l’école ça m’a apporté cette confiance-là. »

C’est naïf, rafraîchissant et… fondamental car cela peut changer à terme la façon d’enseigner et réformer le cœur de l’organisation du conservatoire autour de ce qui ne serait plus un cours ou une leçon.

À juste raison, le rapport note que les actions en faveur de la démocratisation restent périphériques aux conservatoires et aux écoles spécialisées ce qui rend ces initiatives difficiles à financer, précaires dans leur pérennisation, complexes à négocier politiquement (malgré les volontés affichées par les élus territoriaux).

Ce constat est devenu insupportable.

Il faut en effet rappeler que les institutions permettant l’accès à l’apprentissage des pratiques artistiques ont été fondées en France dans le but d’assurer une formation démocratisée, sans distinction géographique et de milieu social d’origine, il y a quelques … 220 ans (!). Ce sont les musiciens qui ont alors apporté une réponse concrète à cette injonction politique : le Conservatoire invente l’accès à la pratique artistique via une progression scolaire basée sur la maîtrise de la lecture (et non l’écriture) d’un solfège écrit, cadrée par un cours individuel visant à la maîtrise technique d’un instrument et finalisée par l’esthétique classique.

Le politique, pour diverses raisons, a laissé faire. Jusqu’en 1981.

Le schéma directeur pour l’organisation pédagogique d’un conservatoire de 1984 a marqué un coup d’arrêt à ce qui était devenu au fil du temps une organisation institutionnelle élitiste permettant aux milieux artistiques savants de se reproduire de génération en génération et favorisant l’accès et le maintien dans la scolarité des couches les plus aisées de la population (qui captaient ainsi à leur profit l’argent public destiné à réduire les inégalités d’accès).

On le sait, la rédaction puis la diffusion du schéma directeur de 1984 avaient été rendues possibles parce qu’il s’inspirait d’initiatives de terrain démonstratives et pertinentes (conservatoires de Yerres, Chalon-sur-Saône, Pantin, Villeurbanne, Calais,…). Depuis 30 ans, ces initiatives, au départ isolées, se sont multipliées jusqu’à alimenter un véritable débat sur la nécessité de transformer la structure et les pédagogies des conservatoires pour leur garantir un avenir ; parfois, même, de véritables rapports de force se sont établis dans les institutions autour de ces questions. Il ne faut donc pas oublier que certains conservatoires, parfois les plus en vue, tergiversent, ne se réforment qu’à la périphérie et à dose homéopathique.

Encore une fois, ceci n’est plus supportable.

Les acteurs professionnels, directeurs, enseignants, des 6 situations décrites ici – et, à leur image, tous ceux qui, depuis 30 ans, transforment les réalités de leurs situations professionnelles – n’en ont que plus de mérite. La publication, la diffusion et la mise en débat de ce rapport constituent la reconnaissance minimum que nous puissions apporter à la valeur de leur travail.

Jean-Claude LARTIGOT