Une autre pandémie : la perte du sens

Regard

Et si une pandémie en cachait une autre ? Si d’autres maux guettaient les enseignant(e)s de nos conservatoires ?
Il y a eu des signes avant-coureurs et puis là, en novembre, une vague… La première ?
Si certain(e)s perdent leurs sens (du goût ou de l’odorat…), d’autres perdent le sens !

Ça a commencé pendant le premier confinement
On parle des confinements comme des guerres du Golfe, voire comme des guerres mondiales, en espérant à chaque fois que ce soit le dernier !
L’écran de l’ordinateur affichait les visages des professeurs de danse pour cette visio, et le constat était rude : même les élèves d’habitude motivées et investies (oui, il n’y a que des filles…) répondaient peu ou pas à nos sollicitations d’enseignement à distance. L’une des collègues prend la parole, dissimulant mal son émotion et ses larmes : « Mais alors, à quoi on sert ? ». Ma réponse dans l’urgence n’est pas une réponse : « Il ne faut pas dramatiser à ce point… les élèves confinés ont déjà leurs cours de collège ou de lycée sur l’ordi, ils sont saturés… tout cela ne va pas durer… nous allons les retrouver !… ». Cela semble pourtant suffire à rassurer, au moins provisoirement, les collègues.  Il n’empêche, le virus est là : le doute s’est introduit :« à quoi on sert ?

 

Ces premiers symptômes semblaient oubliés en septembre pour la reprise de nos cours.
Tout était reparti comme avant et pourtant…

Pourtant nos réunions étaient centrées sur les protocoles sanitaires, les conseils pédagogiques dissertaient à l’envi sur le port du masque par les enseignants d’instrument à vent, notre responsable administrative devenait incollable sur la norme EN 14476, les délégués syndicaux nous interrogeaient pour savoir si la porte de la classe devait être ouverte par l’enseignant ou par l’élève…

Ces réflexions avaient finalement l’attrait de la nouveauté et nous changeaient de nos éternelles recherches de transversalité, de nos réflexions sur la formation globale de l’artiste, de nos discussions sur les bienfaits et travers de la pédagogie de groupe ou de la méthodologie de projet. Au moins, c’était une rentrée, une reprise avec des vrais cours et des vrais élèves !

Par une mutation, le virus restait insidieusement présent, redoutable même en étant asymptomatique : l’hypothétique !

Tous les projets (concerts de Noël, Nuit des Conservatoires, rassemblements divers…)  étaient assortis d’une mention : « si les conditions sanitaires le permettent »…

Dès le 14 octobre, le Président Macron nous le dit, les conditions sanitaires ne le permettent pas. Pas de confinement encore mais des restrictions. Il devenait évident que les projets du 1er semestre ne seraient pas concrétisés, et que pour la suite… on verrait…

En attendant, quels objectifs fixer à nos élèves ? quelles échéances pour rythmer leur progression ? quels défis pour booster leur motivation ?

 

Le mal s’est propagé très vite à partir du 28 octobre, à l’annonce du deuxième confinement.

Le climat général est délétère : la culture n’est pas citée par le Président, notre domaine relève clairement du « non-essentiel »…  Les parents ne comprennent pas pourquoi les conservatoires, qui avaient pourtant des protocoles sanitaires stricts, sont fermés alors que l’enseignement général continue avec toutes les zones de flou que chacun repère très vite. Ils ne comprennent pas et nous le disent, parfois vertement !

Paradoxalement, les difficultés ont d’abord été masquées par l’énergie des enseignant(e)s à remettre en place très vite les moyens d’enseignement à distance qui avaient été explorés et perfectionnés l’an dernier.

Dès que l’outil est en place, les questions s’insinuent. Elles s’expriment de plus en plus clairement au sein des conseils pédagogiques que je multiplie et ouvre systématiquement à l’ensemble du personnel : « Non, je ne fais pas de continuité pédagogique, je les occupe ! » « Non, je ne fais pas d’enseignement à distance, j’essaye simplement de garder un lien… » « on bidouille des trucs avec des outils qu’on ne maîtrise pas et qui, de toute façon, ne répondent pas à nos spécificités ».

De façon rétrospective, et avec un effort de lucidité, j’ai peut-être contribué à la transmission du virus : je ne cache pas mes inquiétudes sur l’évolution de notre nombre d’élèves. Le premier confinement n’a pas eu d’impact. Le « nous sommes en guerre » présidentiel a été compris comme le lancement d’une guerre-éclair et les réflexes de solidarité ont joué à plein. Pour ce deuxième confinement, la métaphore guerrière a disparu du discours du chef de l’État. Nous nous installons dans quelque chose qui va durer, qui risque de modifier sensiblement les habitudes, les modes de vie… Pour nous, concrètement, les démissions sont plus nombreuses que les autres années à la même période. Le cadre de syndicat mixte qui est celui de notre établissement, souvent enviable pour son autonomie, montre ici sa fragilité : une baisse du nombre d’élèves a un impact immédiat sur le budget et risque de nous mettre en grande difficulté… L’enjeu fondamental devient de garder les élèves, « quel qu’en soit le prix » pour reprendre une autre expression présidentielle…

Certain(e)s essaient de rester optimistes : « Peut-être est-on en train d’inventer des missions nouvelles pour les conservatoires de demain, missions qui s’ajouteront à celles qui existent et qui nous permettront d’élargir notre public … ». Malgré cela, le ton reste morose ; quelques enseignant(e)s se lâchent davantage n’hésitent plus à parler de souffrance au travail !

Pour ne pas laisser s’enkyster cette situation, j’organise des groupes de paroles animés par une psychologue du travail destinés aux enseignant(e)s volontaires. Une première dans notre métier !

Comme toujours, la situation reste contrastée : certain(e)s semblent disposer naturellement des défenses immunitaires suffisantes pour affronter la situation, d’autres tentent de dissimuler leur pathologie et font comme si…

A l’heure où j’écris ces lignes (et peut-être encore, à celle où vous les lirez), je guette la fumée blanche sortant (ou pas) de Matignon pour savoir quels cours pourront reprendre ; j’attends les textes et consignes de la DGCA (dont l’histoire nous dira si elle a été une victime collatérale de la pandémie) et j’ai, irrémédiablement, le sentiment que mon horizon se rétrécit.

Plus de doute, je suis positif !

 

Alain Bonte,
Directeur du CRD des Landes

10 décembre 2020